Par Richard Martin
J’aimerais commencer par décrire une antinomie archétypale, le centre contre la périphérie. Le centre est le cœur du “territoire exploré”, pour reprendre l’expression de Jordan Peterson, c’est-à-dire ce qui est connu et considéré comme sûr et sans danger. Cependant, le territoire exploré devient moins connu, moins sûr et moins sécurisé à mesure que nous nous déplaçons vers la périphérie. À la périphérie la plus extrême se trouve l’inconnu, l’insécurité, l’incertitude. Ce qui conduit à l’anxiété et à la peur. C’est le domaine des dragons.
Le cœur de cette terre, ce territoire exploré, est le plus sûr, le plus sécurisé et le plus convoité de tous. Que ce soit à l’échelle cosmique, terrestre ou tribale. Au centre du cosmos se trouve l’arbre-monde. C’est le poteau qui soutient la tente des cieux, le pivot autour duquel tourne le firmament, l’axis mundi. Le firmament retient les eaux des cieux, qui peuvent à tout moment faire irruption, provoquant des déluges et des catastrophes, ou des pluies vivifiantes. La terre flotte sur les eaux souterraines, où se cachent dragons, vers, serpents et autres monstres et terreurs. Et les morts. Parfois, les cieux sont soutenus par les piliers de la terre, chacun situé aux quatre coins, d’où viennent les quatre vents.
Au centre de notre terre, nous, les êtres humains (le nom de la plupart des peuples dans leurs langues), nous avons nos sources sacrées. Ou notre bosquet sacré. Les rochers, les arbres ou les trous d’où sont sortis nos ancêtres, le premier homme et la première femme. Parfois, le premier homme a été créé en premier par le Créateur, souvent à partir de son sperme. Parfois, la Première Femme a été créée en premier, ou était simplement le Cosmos qui est devenu le Monde et le Peuple. Nous sommes le Premier Peuple, né de la Terre elle-même. Nous sommes les autochtones, les indigènes. Le premier mot est grec et signifie “jaillir de la Terre”, le second est latin et signifie “être créé ici”.
Nous, les êtres humains, sommes les enfants du premier homme et de la première femme, ou parfois leurs petits-enfants et arrière-petits-enfants, les descendants des héros qui ont combattu et tué le dragon, ou qui ont trouvé la terre ferme après le déluge. C’est pourquoi nous devons honorer et aimer nos ancêtres. Ils nous ont aimés et protégés lorsqu’ils étaient dans cette vie. Aujourd’hui, ils vivent dans le monde des esprits. Nous devons faire en sorte qu’ils soient heureux et satisfaits, afin qu’ils continuent à nous aimer et à prendre soin de nous. Sans l’aide et la protection de nos ancêtres, comment pourrions-nous survivre et nous épanouir ? Comment pourrions-nous nous protéger des mauvais esprits contrôlés par nos ennemis, les Autres, qui veulent tuer les êtres humains ?
Nous, les êtres humains, avons émergé de notre mère, la terre. Elle est notre grande mère et nous devons prendre soin d’elle. Si nous, ses enfants, prenons soin d’elle et la protégeons, elle prendra soin de nous, elle nous nourrira, elle nous protégera. Mais nous devons rester humbles devant son immense pouvoir et son amour. Sinon, elle nous dévorera tout entier.
Dans le campement, nous avons également un périmètre. Il peut s’agir d’un kraal zoulou, d’un muret ou des murs extérieurs de l’enceinte familiale. Souvent, le campement est disposé en cercle, avec un foyer au milieu et une périphérie protégée par des murs extérieurs, des clôtures, … ou des fossés. À l’extérieur de l’enceinte familiale ou clanique se trouve le hameau. Ce sont les habitations et les concessions de nos proches. Ils ont également une disposition centre-périphérie de leurs maisons. Juste après la propriété familiale ou le hameau se trouvent les champs, ou les pâturages pour le bétail. Les femmes s’occupent des champs, qui sont souvent leur propriété. Les jeunes hommes s’occupent du bétail, avec l’aide des garçons. Les hommes plus âgés et les anciens se réunissent au centre du village ou du hameau. Ils discutent des idées du jour, règlent les différends, débattent des questions de guerre et de paix. Au centre, la partie la plus sûre et la plus sacrée de l’habitation. Près de l’arbre central ou du pilier. Les anciens forment le sénat (senatus en latin, qui signifie conseil des anciens).
Les protecteurs doivent patrouiller à la périphérie pour s’assurer qu’il n’y a pas de prédateurs qui peuvent pénétrer. Ils sont à l’affût des intrus, qui peuvent venir voler, violer et piller. Ils peuvent essayer de nous tuer, de voler nos femmes, de détruire nos récoltes, ou pire encore. Ils essaient de nous conquérir ou de nous anéantir. Nous devons donc établir un périmètre à partir duquel nous pouvons surveiller (Wacht am Rhein) et contrer toute menace. La grande muraille de Chine. Le mur d’Hadrien. Le limes romain.
Les protecteurs qui veillent sur le périmètre sont des gardiens. Ce sont nos héros. Ils sont à l’affût des envahisseurs, des ennemis dangereux. Dans les sociétés primitives – subtribales, nomades (en fait, semi-nomades, car ils occupent et défendent un territoire qu’ils parcourent au gré des saisons), horticoles et agricoles tribales – les intrus et même les simples vagabonds étaient souvent tués à vue. On tire d’abord, on pose des questions ensuite. La croyance voulait que les intrus soient le signe d’un pire avenir. Même un individu isolé ou un petit groupe de chasseurs pouvait être le signe avant-coureur de futurs groupes de guerre. L’idée était que les terrains de chasse et de fourrage du groupe attireraient l’intérêt des groupes voisins. Même un vagabond solitaire pouvait rapporter de “bonnes nouvelles” à son groupe sur les bonnes récoltes à faire de l’autre côté de la rivière, dans la vallée suivante ou au-delà de la forêt.
Monter la garde à la périphérie en établissant un périmètre de sécurité était donc tout à fait rationnel. Et continue d’être tout à fait rationnel. C’est aussi un bon point de départ pour explorer au-delà du pays d’origine, pour trouver de nouvelles ressources et pour mener des raids préventifs contre les maraudeurs et autres, tout en obtenant des informations importantes, en menant des reconnaissances et en ramenant du bétail, des femmes et des guerriers capturés en tant que butin de guerre et esclaves. Le cheptel humain pouvait également être intégré à la tribu ou à la bande pour compenser les pertes antérieures dues à la guerre, à la famine ou à la maladie, et assurer ainsi la pérennité du groupe. Le groupe était (est) la forme la plus importante de richesse, de protection et de sécurité.
Mais il y a aussi des sources d’insécurité à l’intérieur du groupe. Il peut s’agir de sorcières, de sorciers, de magiciens, qui jettent des sorts, manient le mauvais œil, conjurent les mauvais esprits. Ou peut-être simplement des personnes qui parlent dans le dos. Chuchotements. Planifier. Conspirer. Dans une telle société, les hommes – toujours les hommes – doivent préserver leur honneur avec soin. Il faut des années, voire des décennies, pour accumuler suffisamment de mana, d’orenda ou de manitou pour être intimidant ou pour rallier d’autres personnes à sa cause. Et tout cela peut être détruit en un seul instant si l’on perd la face. Pourquoi suivre un homme quand il peut être si facilement vaincu, battu, insulté, déshonoré ? Le statut est tout ce qu’il y a de plus important. La richesse, les femmes, les guerriers ne sont que des moyens d’accumuler le plus de pouvoir spirituel possible.
Mais pourquoi les autres voudraient-ils voler le pouvoir d’un homme ? Envie, jalousie, ressentiment. Il y a trop peu pour tout le monde. Comment a-t-il pu amasser autant de richesses et de guerriers ? D’où vient tout ce bétail ? Pourquoi ses champs (ou plutôt ceux de ses femmes) sont-ils si riches ? Pourquoi les femmes se jettent-elles sur lui ? Ce ne peut être qu’en maniant les mauvais esprits. Ce ne peut être qu’en communiant avec le diable. Il est sorcier. Il est magicien. Son esprit est fort. Il faut le faire descendre d’un cran ou deux. Ou l’éliminer. Ses femmes et ses filles peuvent être réaffectées et mariées. Elles peuvent s’occuper des champs et servir les hommes. Les garçons et les jeunes peuvent également se joindre à l’arriviste ou à l’usurpateur, puis s’occuper du bétail et protéger le périmètre pour le nouveau grand homme.
Cela nécessite une stratégie. Il faut de la planification, de la connivence. De la conspiration. Le Grand Homme n’est donc pas irrationnel de croire que d’autres veulent ce qu’il a, qu’il s’agisse de son pouvoir, de sa richesse, de ses femmes, de ses guerriers. Des forces obscures rôdent autour de lui et veulent l’évincer et faire de lui un esclave ou un “homme de pacotille”. Elles conspirent dans l’ombre et utilisent la magie des mauvais esprits. On peut conjurer les morts et leur faire faire ce que l’on veut. Le Grand Homme a raison de se méfier. Il doit rester humble en apparence. Il doit utiliser son mana pour régler les différends. Lorsqu’il le fait, il doit payer. Il peut s’agir d’une chèvre. Ou une promesse de lui venir en aide en cas de besoin. S’ils font un raid et capturent des femmes, des esclaves et d’autres biens, il peut les partager avec ses alliés les plus proches. Mais toujours, toujours, il doit paraître humble, généreux, indulgent (mais sans jamais oublier ?), rusé, magnanime. De peur de paraître trop menaçant pour les autres, les arrivistes, les ambitieux. Souvent ces jeunes qui sont plus intelligents, plus forts, plus rusés que les autres.
2024 Richard Martin
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